Et la charge mentale des hommes, qui s’en soucie ? 

Se battre au quotidien pour prouver qu’on a un statut social, un salaire confortable, une voiture de fonction, une montre luxueuse. Parler plus fort que les autres en réunion. Réclamer un bureau individuel à l’étage du CODIR, négocier chaque mètre carré pour avoir plus d’espace pour sa direction. Ne jamais montrer ses faiblesses, cacher sa vulnérabilité. Mentir sur cette maladie qui ronge le corps chaque matin, juste pour prouver qu’on est un homme, un vrai. Voilà aussi ce que le système patriarcal impose aux hommes. Car oui, il est « intrinsèquement nuisible aux hommes comme aux femmes »[1].

© FX. Roussignol – badoumba !

J’ai choisi d’écrire cet article à la première personne. Parce que je vis ce monde professionnel chaque jour. Parce que j’accompagne des dirigeants, des cadres, des entrepreneurs – des hommes, pour la plupart – et que je les vois évoluer dans ce jeu de rôles cruel.

Prenons Fabrice. La première fois que je le rencontre, il est froid, distant. Il doute de mon utilité dans la transformation organisationnelle qu’il mène. Il me parle de ses homologues du CODIR : « Tous des cons qui ne comprennent rien à mon métier, à mon obsession pour l’économie et le respect des budgets. » Il dort peu, souffre de douleurs chroniques, il est épuisé. Mais jamais il ne confiera cela à ses collègues. Dans son monde, il faut attaquer avant d’être attaqué, parler fort, humilier le premier pour marquer son territoire. Quand il n’a pas la réponse à une question en réunion, il noie l’audience sous un flot d’explications techniques. Parce qu’admettre qu’il n’a pas eu le temps d’y réfléchir serait un aveu de faiblesse. Parce qu’il ne peut pas demander d’aide.

Antoine, lui, est directeur commercial dans le secteur industriel. Ce qui le mine, ce n’est pas tant la compétition que l’agressivité qu’on lui demande d’adopter face aux clients. Il refuse cette approche, persuadé qu’il existe une autre manière de faire. Mais on lui répète qu’il est trop gentil, qu’il va se faire dévorer. Parfois, il rit de lui-même : « Je ne suis pas un vrai commercial, moi. J’aime les gens, j’aime les aider à progresser, être là pour eux. » Comme si aimer les autres et vendre étaient incompatibles. Et le soir, quand il rentre, il est vidé. Trop fatigué pour donner l’attention et le soutien qu’il voudrait à sa famille – pourtant ce qu’il dit être le plus important au monde.

Puis il y a Gilles. Ce qui l’empêche de dormir, ce n’est pas la compétition, mais le doute. Face à ses collègues, il se sent toujours en retrait. On lui a dit que pour être respecté, il devait être plus dur avec son équipe de 30 personnes. Alors, il applique les codes de l’autorité. Mais ça sonne faux. Ça ne prend pas. Ses collaborateurs le sentent. Et il comprend, avec le temps, que c’est parce que ce n’est pas lui. Que ces règles ne lui ressemblent pas. Qu’il trahit ses valeurs.

Des hommes comme Fabrice, Antoine, Gilles*, j’en ai rencontré des dizaines. J’aurais pu être cynique et me dire : tant pis pour eux. Après tout, ils ont choisi cette voie, décidé de mettre leur carrière avant leur famille et leur personne et par ces comportements, ils ont contribué à nourrir ce système. Mais peut-on réellement raisonner de la sorte lorsque l’on adopte une approche systémique du monde du travail, en prenant en compte l’ensemble des acteurs dans toute leur complexité ?

« Ils se moquent, font de l’esbroufe, blaguent, mais ils ne partagent pas leurs sentiments

– Bell Hooks, philosophe, écrivaine

C’est en découvrant les écrits de Bell Hooks, Carol Gilligan et Victor Seidler que j’ai pu mettre de l’ordre dans mes pensées et comprendre que le patriarcat ne se contente pas d’opprimer les femmes : il brise aussi les hommes. Il leur vole l’expression de leurs émotions. Comme l’écrit Bell Hooks [2]; « Ils se moquent, font de l’esbroufe, blaguent, mais ils ne partagent pas leurs sentiments. » Peu à peu, ils deviennent des « estropiés affectifs ».

À l’inverse, les femmes, sans doute par construction culturelle, ont développé une plus grande aisance à exprimer leurs émotions et à les partager avec leurs amies ou collègues, y compris dans le milieu professionnel. Cette capacité se reflète dans les chiffres : selon une étude menée en 2022 par l’institut Odoxa et Doctolib, elles représentaient plus de 78 % des rendez-vous pris sur Doctolib pour des consultations chez un psychologue. Ces espaces de vulnérabilité leur offrent un exutoire émotionnel et les préservent de cette carapace qui, à long terme, abîme la santé.

Dès l’enfance, on leur apprend que la violence est le seul langage qui permet de défendre ses intérêts, de gagner le respect et l’argent nécessaires pour subvenir aux besoins matériels de leur famille. L’affectif, lui, est laissé aux femmes. Bell Hooks le souligne : « Pour la plupart des hommes, le travail fait obstacle à l’amour, car de longues journées aspirent toute leur énergie. Ils n’ont que peu ou pas de temps pour le travail affectif. » Et le pire, c’est que ce rythme effréné leur permet d’échapper à eux-mêmes. Plutôt que d’affronter leurs doutes, leurs émotions, beaucoup préfèrent s’engloutir dans le travail. Victor Seidler [3]l’exprime avec force : « J’ai appris à quel point il est difficile de s’accorder du temps, même une heure par jour. Un sentiment de panique et d’anxiété m’envahit à la seule idée de passer plus de temps avec moi-même. »

Alors, que faire ?

Nous devons, collectivement, déconstruire ce modèle. Réapprendre aux hommes à s’écouter, à ressentir, à parler. Changer la manière dont nous définissons la réussite et le pouvoir . Comme le souligne justement Bell Hooks : « Le travail masculin de guérison relationnelle, qui consiste à renouer des liens, à construire l’intimité et à faire communauté, est une tâche impossible si on est seul. »

Car si être un homme signifie se couper de soi-même, alors il est temps de réinventer ce que signifie « être un homme ».

Amina LADJICI-PATUREL


[1] Carol Gilligan, Naomi Snider, Pourquoi le patriarcat ?, Champs essais, 2019

[2] Bell Hooks, La volonté de changer, les hommes, la masculinité et l’amour, Editions divergences, 2021 pour la version française

[3] Victor J Seidler, Rediscovering Masculinity: Reason, Language and Sexuality, Routledge, 2004

*Tous les prénoms ont été modifiés