La fabrique des masculinités au travail, de Haude Rivoal

Le cinquième livre que nous vous proposons de découvrir dans le Book Club est un essai de la sociologue Haude Rivoal, publié en 2021 aux éditions La Dispute : La fabrique des masculinités au travail.

Dans cet ouvrage issu d’une enquête ethnographique ambitieuse, l’autrice s’intéresse à la manière dont les masculinités se construisent, se recomposent et se maintiennent dans le monde professionnel contemporain. Plutôt que de se concentrer uniquement sur les obstacles que rencontrent les femmes, Haude Rivoal choisit un autre angle : comprendre comment les hommes continuent de préserver leur position dominante dans un univers du travail en perpétuelle transformation.

Une immersion au cœur de la logistique

Pour mener son enquête, Rivoal a choisi une grande entreprise du secteur logistique, qu’elle nomme « Transfrilog ». Elle y a travaillé en immersion – à la fois au siège parisien et dans plusieurs entrepôts – et a mené soixante-trois entretiens. Cette démarche ethnographique lui permet de documenter, de l’intérieur, les pratiques, les discours et les représentations masculines dans un univers marqué par des mutations technologiques, organisationnelles et sociales.

L’art de durer

La première partie du livre montre comment la domination masculine se réinvente pour perdurer. Loin de disparaître sous l’effet de la modernisation, elle se transforme. Dans les séminaires de managers, par exemple, les rituels de camaraderie virile, les défis physiques ou les références à la performance sportive continuent de structurer les interactions, tout en adoptant des formes adaptées à l’air du temps.

Des masculinités plurielles

L’un des apports majeurs de l’ouvrage est de mettre en lumière la pluralité des masculinités populaires. Dans les entrepôts de Transfrilog, les identités masculines varient selon les métiers :

  • Les chauffeurs routiers incarnent la figure de l’homme autonome, seul maître de son camion et de sa route.
  • Les préparateurs de commandes valorisent l’endurance et la force physique dans un environnement où la cadence est intense.
  • Les caristes et agents de quai, quant à eux, privilégient une masculinité de la technicité, de l’habileté et de la responsabilité.

Ces déclinaisons montrent qu’il n’existe pas une masculinité unique, mais une diversité de modèles qui cohabitent et parfois s’opposent.

Les coûts de la virilité au travail

La troisième partie s’intéresse aux limites de ces normes viriles. L’adhésion à la masculinité hégémonique a un prix : usure physique, douleurs liées à l’effort, stress, pression hiérarchique. Beaucoup d’hommes expriment un malaise face à cet idéal viril de performance permanente. Pour les femmes, la situation est tout aussi complexe : elles restent minoritaires dans les postes ouvriers, cantonnées à des fonctions administratives ou RH, et doivent composer avec des normes androcentrées qui invisibilisent ou marginalisent leur présence.

Masculinité, classe et race

Au fil de l’analyse, Rivoal met en évidence l’importance des rapports de classe et de race dans la fabrique des masculinités. Les hommes issus de classes populaires racisées, souvent perçus comme « agressifs » ou « dangereux », se voient opposer une masculinité « respectable » valorisée par l’encadrement, associée à la maîtrise de soi et à l’autorité. Cette tension montre que la masculinité dominante n’est pas seulement une question de genre, mais aussi de hiérarchie sociale et raciale.

Un patriarcat qui se modernise

L’une des thèses fortes du livre est que le patriarcat ne disparaît pas sous la pression des politiques égalitaires : il se modernise. La virilité se fait plus discrète, plus technicisée, parfois « inclusive » en apparence, mais continue d’assurer aux hommes une position centrale dans l’organisation du travail.

Un essai riche et nécessaire

Accessible malgré sa rigueur scientifique, La fabrique des masculinités au travail offre une analyse précieuse pour comprendre les dynamiques contemporaines du monde professionnel. En déplaçant le regard – du côté des hommes et de leurs pratiques de domination – Haude Rivoal montre que les inégalités de genre ne tiennent pas seulement à l’exclusion des femmes, mais aussi à la reproduction active des masculinités.

Un livre éclairant pour quiconque s’intéresse aux questions de genre, de travail et de justice sociale.

Nous vous souhaitons une bonne lecture !